Le Sfax Railways Sport doit son seul titre de champion de Tunisie, en 1967-1968, au talent et à la ténacité d’une génération qui défia avec hardiesse, et sans le moindre complexe, les favoris traditionnels.
Hamadi Hafsi, pivot infatigable, illustre la solidité de cette formation qui apporta à la ville de Sfax son premier titre.
Formé par André Nagy, le cru railwyste sert d’exemple sur les vertus du parrainage des premières années de la Tunisie indépendante.
Hamadi Hafsi apporte son témoignage.
Hamadi Hafsi, vous avez été l’un des artisans de la fabuleuse aventure du SRS, couronnée en 1967-68 par le titre de champion de Tunisie et par une finale de la coupe. Quel est le secret de cet exploit qui n’allait plus être réédité par votre club ?
C’est la récompense naturelle d’une génération formée par André Nagy sur quatre saisons. Certes, le technicien hongrois n’était plus avec nous à l’heure des récompenses, puisque c’est Istvan Balogh qui conduira l’équipe vers le sacre. Mais ce dernier a énormément profité du travail abattu par son compatriote Nagy. En arrivant en 1963, Nagy congédie les vieux cadres, Mekki Jerbi, Slah Tounsi, Frendo…, et lance dans le grand bain un tas de jeunes, dont moi-même. Le maître-mot était discipline et rigueur. Nagy savait sacrifier ses meilleurs joueurs s’ils se montrent indisciplinés: qu’un Amor Madhi ou Romdhane Toumi commette un écart, et il les laissait sur le banc des remplaçants. Dans son esprit, le vedettariat n’avait pas cours.
Est-ce l’entraîneur qui vous a le plus marqué ?
Incontestablement, c’est le meilleur. Pourtant, des entraîneurs, j’en ai vu un tas défiler au SRS: Slava Stefanovic, Taoufik Ben Slama, Frank Loscey, Mohamed Najjar, le père de Raouf, ancien ministre des Sports, Ahmed Bouraoui, Mokhtar Tlili… Nagy était animé d’une soif inextinguible d’apprendre. Il ne ratait aucune coupe du monde pour aller décortiquer les nouvelles méthodes d’entraînement, les nouveautés tactiques…Il suivait même les séances d’entraînement des grandes sélections. Accompagné de Kristic, il était parti à Tunis suivre à la télé, sur RAI Uno, le championnat d’Europe des nations. A Sfax, on ne recevait pas alors la chaîne publique italienne, la RAI. On oublie malheureusement que Nagy a tenu une part importante dans l’ascension de l’Oceano Club de Kerkennah.
Comment cela ?
Les joueurs écartés de l’effectif railwyste, Nagy les envoyait exercer à l’OCK: Mohamed Toumi, frère de Romdhane, Frej Bouzid…. Il a, de la sorte, permis au club insulaire de s’entraîner dans nos installations du stade Ceccaldi, ouvrant devant lui les vestiaires, le magasin… Pour les matches d’application que nous livrions en milieu de semaine, il invitait régulièrement l’OCK nous servir de sparring-partner. Sans André Nagy, il n’y aurait pas eu d’OCK !
Quel est votre meilleur souvenir ?
La saison 1967-68 conclue par le titre de champion de Tunisie et la finale de la coupe perdue devant le Club Africain. Même si nous l’avions perdu, ce match-là reste un souvenir très fort dans ma carrière. Il y a le cérémonial, le président de la République auquel on serre la main, l’ambiance de quitte ou double, on joue un titre sur 90 (ou 120) minutes….Je me rappelle que notre masseur Tabka a emmené avec lui à Tunis une caisse de onze flacons d’eau de cologne. Avant le match, il a déversé tout un flacon sur le dos de chaque titulaire. Pour nous rafraîchir, disait-il, car en ce 23 juin 1968, il faisait une chaleur terrible au stade Zouiten.
Cette finale est passée à la postérité comme une finale spectaculaire et truffée de décisions arbitrales que vous aviez fortement contestées…
Haj Hedi Zarrouk était l’arbitre, Hamadi Barka, un des juges. Au cinéma, dans les actualités de l’époque, on montrait le premier but clubiste sur corner direct, œuvre de feu Bechir Kekli «Gattous» avec ce commentaire du speaker: «But ou pas but ? A vous de juger!». Feu Abdelmajid Karoui, notre gardien, tenait le cuir devant la ligne de but, pas derrière. Et puis, un but a été refusé à Ezeddine Chakroun, celui du 3-2 en notre faveur, en pleines prolongations. Le ballon était entré entre Attouga et le poteau pour heurter la barre métallique de l’intérieur de la cage avant de ressortir. Boussarsar, qui était juste devant Attouga, aurait d’ailleurs pu rabattre le cuir dans les filets. Mais il criait: «Il y est», et ne croyait pas qu’il était nécessaire de pousser le ballon dans les filets. Il ne pensait pas que Zarrouk allait demander de continuer à jouer. Après l’expulsion de Nafzaoui à l’heure de jeu, nous avons mieux joué malgré cette infériorité numérique, réussissant à revenir au score de (2-0) à (2-2) grâce à une forte personnalité, condamnant ainsi le CA à jouer les prolongations. Il est vrai que nous avions en face un très bel ensemble composé de grands champions: Attouga, Chaibi, Rahmouni, Jedidi, Chaâoua…Battu (3-2), le SRS sortait la tête haute malgré les décisions de Zarrouk. Et rentrait ce jour-là avec le trophée du premier championnat à être enlevé par un club de la ville de Sfax.
Sur un plan personnel, êtes-vous satisfait de votre finale?
Oui, cela a même été mon meilleur match avec le SRS. Je m’étais surmultiplié pour parer à la blessure de deux joueurs de notre milieu de terrain. Sans m’en rendre compte, Habib Boussarsar, dont l’arcade a été ouverte dans un rude contact, a été transporté à l’hôpital afin qu’on lui mette trois points de suture. En ce temps-là, il n’ y avait pas de médecin avec chaque équipe, tout juste un kiné pour le massage et pour appliquer de la glace afin de donner l’illusion que la blessure était guérie. Donc, le temps d’être transporté en ambulance à l’hôpital et de revenir au stade, j’ai dû batailler tout seul car Boussarsar était l’autre demi défensif de l’équipe. Je ne me suis rendu compte de son absence durant tout ce temps-là qu’en le voyant descendre de l’ambulance qui faisait le tour sur la piste d’athlétisme. J’étais en état de transe, je ne me rendais plus compte de ce qui se passait en dehors du rectangle vert. Notre meneur de jeu, côté gauche, Romdhane Toumi, passa également un bon moment hors du terrain pour soigner sa main. Il s’était fait mal en tombant dessus.
A propos, avez-vous connu des blessures graves dans votre carrière ?
Je vais sans doute vous étonner en vous disant que j’ai dû jouer entre 1969 et 1975 quand j’ai raccroché avec une lésion des ligaments croisés que j’ai contractée à Bizerte. J’ai mis le plâtre un mois, ensuite, j’ai recommencé à jouer. Je ne savais pas de quoi je souffrais exactement, mon club ne m’a pas soigné, il ne m’a pas emmené à l’Institut Kassab, se contentant d’une consultation d’un médecin yougoslave à l’hôpital de Sfax. On tirait sans arrêt du liquide de mon genou. Je portais une genouillère. Par la suite, il m’a fallu porter une prothèse au genou. J’ai dû tout ce temps-là serrer les dents. Avant d’arrêter quand Mokhtar Tlili entraînait l’équipe. J’ai joué juste quelques matches avec lui avant de dire: «Basta». Mon genou me torturait, en fait.
Racontez-nous comment vous avez frôlé un jour la mort près des vestiaires du stade Bsiri de Bizerte…
Cela s’est passé lors d’une demi-finale houleuse de la coupe de Tunisie 1978 contre le Club Athlétique Bizertin. J’étais dans le staff de l’entraîneur Habib Masmoudi. En rentrant aux vestiaires, une demi-bouteille jetée par le public du CAB était passée à quelques centimètres de ma tête. Vraiment, j’ai vu la mort passer devant mes yeux.
Avez-vous toujours occupé le poste de demi-défensif ?
Non, au début, j’étais aligné par Nagy comme défenseur central. Toutefois, constatant comment je réussissais mes sorties chaque fois où j’étais convoqué en sélection militaire au poste de pivot avec notre coach, Lieutenant Slim, Nagy a fini par se laisser convaincre que le mieux serait dans mon cas de m’aligner devant la défense.
Dans votre parcours de champions de Tunisie 1968, une sorte de finale vous a vus disposer lors de la dernière journée de votre dauphin (2-1)…
Nous avons battu le Club Africain (2-1) grâce à un doublé d’Amor Madhi. L’arbitre était Hamadi Barka dont je garde un souvenir inoubliable. Il aurait dû ce jour-là m’expulser, moi et Ahmed Bouajila qui m’a craché à la figure. Ma réaction a été spontanée, je l’ai giflé. Barka est venu vers nous en me disant: «Hafsi, attention, vous avez la finale de la coupe de Tunisie la semaine prochaine !». Sans sa compréhension, je n’aurais sans doute pas pu jouer cette finale historique.
Quel a été le montant de la prime reçue pour le titre de champion?
70 dinars. Il a fallu attendre que la fédération remette au club sa quote-part sur les recettes de la finale de la coupe afin que notre président Mokhtar Mhiri puisse nous remette cette prime.
Des regrets pour n’avoir jamais été convoqué en sélection ?
Oui, d’autant plus que l’on ne m’a pas donné ma chance. Mohamed Zouaoui, Ali Graja…étaient de grands joueurs, mais je ne me considérais pas inférieur par rapport aux titulaires du poste en sélection. En sélection militaire, j’ai joué en couverture de Mghirbi et Ajel, deux grosses pointures. Durant douze ans de carrière, je n’ai jamais été expulsé, alors que notre poste exige beaucoup d’agressivité. J’étais très discipliné à tel point qu’André Nagy voulut m’offrir à moi seul la prime offerte par la fédération à l’équipe la plus fair-play, de l’ordre de 70 dinars. J’ai refusé, insistant auprès de notre entraîneur afin de la partager entre tous les joueurs qui ont participé à l’obtention de ce prix.
Pourquoi avez-vous choisi le SRS plutôt que le Club Tunisien (qui allait devenir par la suite le Club Sportif Sfaxien) ?
J’ai pratiqué le foot au quartier Port El Kadhi. Mon premier test, je l’ai effectué en 1959 au Club Tunisien. L’ambiance ne m’a pas plu. Taoufik Marzouk et Msakni étaient alors entraîneurs, et remplaçaient l’Algérien Laâribi. Ensuite, direction SRS où on m’a reçu à bras ouverts. Sadok Tounsi, le père de l’ancien défenseur du CSS, Habib, a eu le mérite d’assurer ma formation. Puis, il y eut l’Algérien Delhoum.
Vos parents vous ont-ils encouragé à suivre une carrière de footballeur ?
Ma famille était sportive: mon père Hassen a joué à la Jeunesse Olympique de Sfax. Mon oncle aussi. Mohamed Najjar et Taoufik Ben Slama ont aussi porté les couleurs de ce petit club, la JOS. Ma mère Jamila poussait des «youyous» de joie quand le SRS l’emportait. J’ai couvé mon frère cadet Nouri qui allait signer au SRS. J’ai servi de conseiller et de petit entraîneur auprès de mon frangin. Il était passionné par le ballon. Lui aussi, il a fait une grande carrière.
Pourquoi une fois les crampons rangés, n’avez-vous pas embrassé une carrière d’entraîneur ?
Parce qu’elle est écœurante, éreintante. Elle vous bouffe toute votre énergie. J’ai pu m’en apercevoir juste une semaine après mon mariage quand l’entraîneur Habib Masmoudi m’a demandé de l’assister durant la saison où le SRS a disputé la finale de la coupe de Tunisie face à l’Espérance de Tunis, en 1978. Nous avons perdu (0-0 dans la première édition, puis 3-2). Je revois l’arbitre Boudabous fermer les yeux dans la première édition face à l’agression du défenseur sang et or, Ahmed Hammami, sur Mustapha Sassi, parti tout seul du centre du terrain et qui aurait dû bénéficier d’un penalty. C’était un supplice, une expérience très rude. Cette expérience d’entraîneur adjoint a été mon plus mauvais souvenir de sportif. Pour 35 dinars. Je devais surveiller les joueurs, passer les stages loin de ma famille…, cela ne valait pas la chandelle. Aujourd’hui, ce sont des milliers de dinars que perçoivent les entraîneurs. La donne a totalement changé.
Avez-vous reçu des offres pour poursuivre votre carrière ailleurs qu’au SRS ?
En 1968, Nagy était rentré des Etats-Unis où il entraînait les Detroit Cougars. Il m’a proposé d’aller jouer là-bas dans son club. La clé de sa stratégie, c’est le poste de pivot, justement celui que j’occupais. Mais mon père m’a interdit d’y aller. Il disait que les States, c’est le bout du monde, que si c’était en France, en Italie ou en Espagne, il m’aurait autorisé à partir. J’étais l’aîné de la famille, j’aidais financièrement mon père. Dans la famille, nous étions cinq garçons et six filles. Après l’enseignement moyen, j’ai été orienté vers la filière technique, à Metlaoui, où j’ai fait trois ans. La Sncft a ouvert un concours. Je l’ai passé par curiosité, sans en parler à mes parents, et je l’ai réussi. Et c’est par l’intermédiaire de Monsieur Kraiem, chef du service central et collègue de mon père à la Compagnie, que mon paternel allait découvrir le pot aux roses. Il m’a administré une correction que je n’oublierai jamais. «Vous êtes admis à la Sncft, et vous hésitez toujours à rejoindre votre poste, hein ?», m’a-t-il lancé, furieux. Je lui ai répondu que je voulais continuer mes études. Il m’a fermement ordonné d’intégrer la compagnie.
A votre avis, quel est le meilleur joueur tunisien de tous les temps?
Noureddine Diwa. Il y a eu aussi Agrebi et Tarek.
Et de l’histoire du SRS ?
Romdhane Toumi, un véritable artiste.
Quel sentiment vous inspire la situation actuelle du SRS?
Celui d’une fin annoncée. Bientôt, vous n’entendrez plus parler du SRS. Le foot est aujourd’hui affaire de gros sous. Or, mon club survit miraculeusement. Cela me fait de la peine, car c’est la seconde famille où j’ai vécu, et à laquelle j’ai consacré toute ma jeunesse.
Que représente pour vous la famille ?
La source où je puise mon énergie pour continuer à lutter. J’ai épousé Leila en 1978. Nous avons trois enfants: Mohamed Yassine, 36 ans, technicien supérieur à Tunisie Telecom, Meriam, 34 ans, cadre dans une assurance, et Dhoha, 30 ans, enseignante d’anglais.
Enfin, comment passez-vous votre temps libre ?
J’ai pris ma retraite de la Sncft depuis 2001. J’étais ajusteur mécanicien, et j’ai terminé contremaître. Je dispose donc de suffisamment de temps pour assouvir ma passion de bricolage: les réparations électriques, le badigeonnage, la menuiserie, tous ces travaux nécessaires à la maison, je m’en charge. A la télé, je ne regarde plus les plateaux politiques où on n’entend que du bluff, des mensonges et querelles. Je préfère me distraire devant les séries Nsibti Laâziza et Choufli Hal. Sboui et Slimène Labiadh me font rigoler comme un enfant. On ne se lasse jamais de regarder ces sitcoms-là. Ils sont immortels.